Responsables
- Christian Le Bart (Sciences Po Rennes)
- Jeanne Toutous (Université de Rennes)
Authenticité et engagement politique
S’engager, c’est d’abord et toujours s’engager pour une cause à laquelle on adhère, pour laquelle on est prêt à donner de son temps et de ses ressources. Le fondement de l’engagement est donc bien l’adhésion personnelle à quelque chose auquel on croit, auquel on accorde une certaine valeur. L’engagement suppose d’être « en accord avec soi-même » pour adhérer durablement à la cause (Siméant & Sawicki, 2009), et peu importe les formes prises par l’engagement (de la mobilisation classique de « seconde génération » (Tilly, 1999) ou bien aux continuums diffus de l’infrapolitique).
L’engagement au sein d’un collectif suppose dans le même temps, en politique comme ailleurs, de faire des concessions, de faire taire une part de soi-même, pour se plier à une discipline collective.
Historiquement, l’acte originel d’adhésion à une organisation a longtemps été synonyme de renoncement à soi, selon une perspective qui pouvait prendre une forme quasi sacrificielle. Le militant devait « s’en remettre » (Bourdieu), accepter les arbitrages de l’organisation, faire preuve de loyauté et de docilité. Au plan de convictions, la discipline partisane pouvait conduire certains militants à « avaler des couleuvres », à l’exemple des militants communistes invités à accepter les crimes du stalinisme. Le registre de l’« exemplarité » sacrificielle permettait de concilier renoncement à soi et accomplissement de soi en un paradoxe largement hérité des modèles religieux chrétiens : c’est en s’oubliant qu’on se trouve, c’est en se sacrifiant qu’on s’accomplit.
Or, il semblerait que ce modèle de renoncement à soi comme accomplissement soit mis à mal par les changements de paradigme qui bouleversent la société à l’époque de la « seconde modernité ». Les normes d’épanouissement et de réalisation de soi nous paraissent désormais alors difficilement compatibles avec le renoncement à soi qui a longtemps nourri l’engagement, dans un contexte d’éclatement des manières de s’engager et d’affaiblissement des cadres idéologiques traditionnels. Émerge (c’est en tous cas l’hypothèse que nous voudrions tester) une nouvelle économie symbolique des rétributions du militantisme (Gaxie, 1970) qui conjugue épanouissement personnel et engagement collectif. Militer ne signifie plus renoncer à soi-même. Cela signifie au contraire se donner les moyens d’une quête de soi qui situe l’engagement sur le terrain des expériences identitaires. Il s’agit de s’éprouver soi-même, d’observer ce que l’engagement me fait (et non plus seulement ce que je peux faire pour la cause).
L’engagement est ainsi évalué au regard des exigences d’authenticité qui semblent désormais sous-tendre l’ensemble de nos pratiques sociales. On milite non seulement à condition de pouvoir être soi-même (liberté d’expression) mais aussi pour se découvrir, pour accéder à qui l’on est vraiment. Les gestes militants (manifester, participer à une réunion, prendre la parole, rédiger un texte, faire face aux forces de l’ordre…) sont moins référés à la discipline organisationnelle et au sens du devoir (exemplarité) qu’à l’espoir de se sentir soi-même en faisant ce que l’on fait.
Ce changement de paradigme s’observe par exemple dans l’univers de l’action collective en faveur des langues de Bretagne (breton et gallo). Alors que la vague nationalitaire des « années 1968 », héritière d’un récit régionaliste forgé dès la fin du XIXème siècle, poussait des groupes entiers d’individus à apprendre la langue bretonne, notamment en Haute- Bretagne et dans les milieux urbains, la donne change dans les années 2000, avec un intérêt croissant manifesté pour la langue gallèse. Alors que les militants régionalistes « traditionnels », non socialisés à la langue bretonne par leurs parents bretonnants, apprennent la langue de manière volontariste avec l’idée de réparer les blessures causés par un État-nation spoliateur, on observe aujourd’hui que certains militants s’inscrivent dans une démarche de quête d’authenticité individuelle en allant chercher au plus près des variations locales la langue gallèse qui leur « conviendrait » le mieux, y compris dans la manière de l’écrire. On passerait donc de la recherche d’une « langue à nous », fétichisée comme emblème d’un peuple, à la recherche d’une « langue à soi », dans laquelle les complexités de la personnalité individuelle puissent venir se nicher. Même dans le cas des militants de la langue bretonne à l’époque contemporaine, les ressorts de l’engagement semblent avoir changé : cette langue active en eux « quelque chose » qu’ils qualifient de vrai, d’authentique, en référence à un moi profond que l’expérience identitaire (ici l’apprentissage de la langue) a permis de révéler. La tension entre authenticité de groupe et authenticité individuelle, étudiée par le sociolinguiste Nikolas Coupland (2003) peut nous aider à appréhender ces glissements dans l’engagement linguistique minoritaire.
On pourrait encore penser aux adeptes de l’habitat collectif en milieu rural, qui superposent désir de vivre de façon authentique (et de se découvrir au contact de la nature) et contribution à un mouvement social (politiques préfiguratives). Les militants de la cause animale, qui vivraient le rapport à l’animal comme une expérience socialisatrice d’authenticité, pourraient également constituer un cas d’étude pour ce questionnement transversal. On peut formuler l’hypothèse que pour ces militants, l’adoption d’un style de vie vegan vient réaffirmer le sentiment d’avoir « trouvé » une éthique individuelle conforme aux valeurs antispécistes : il s’agirait ainsi de cesser de « se mentir » en consommant des produits animaux qui heurteraient l’expérience première du rapport à l’animal. On avancerait alors que l’exemplarité dans l’engagement n’a pas disparu : elle s’est plutôt reconfigurée en s’imbriquant dans la quête identitaire individuelle. Ce qui n’implique pas la fin des activités collectives de l’engagement, bien au contraire, lorsque (que l’on pense aux happenings marquants sur la place publique de militants antispécistes (ainsi, les militants de l’association L214).
Un autre cas à même de nourrir notre questionnement est celui de l’engagement des artistes (ainsi, les professionnels du théâtre impliqués dans des mobilisations (ainsi, les mobilisation antiracistes aux États-Unis). Alors que les artistes s’inscrivent dans le modèle de la Cité inspirée (Boltanski & Thévenot, 1991), structuré par les valeurs d’authenticité et de spontanéité, ils sont, sous certaines conditions qu’il nous appartiendra d’analyser, amenés à rejoindre la Cité civique. L’épreuve de l’engagement collectif peut-elle constituer une ressource en matière d’authenticité, transposable dans l’économie de la Cité inspirée ?
Il nous faudrait également regarder ce qui ne « rentre » pas totalement dans cet idéal-type, mais que cet idéal type permet de mieux questionner. Comment dans l’engagement, ces deux exigences que sont servir la cause et se servir soi peuvent-elles s’articuler et selon quelles modalités ? Peut-on établir une typologie de ces intrications ?
Ce sont ces questionnements que nous proposons de travailler ensemble.

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